
Une question de boucle
Nouvelle présentement en publication dans le journal EPIK de Cacouna.

Pour rendre cette histoire plus vivante, je l’écrirai au présent. Ainsi, vous aurez peut-être l’impression de la vivre avec moi. En espérant qu’elle se retrouve dans les mains de la personne qui pourra nous sauver… Nous ramener dans notre époque.
Mélodie Cardoue, 5 août 1898
Mais commençons par le commencement.
Mélodie Cardoue, 20 août 2019
Une question de boucle
C’était un grand vaisseau, Taillé dans l’or massif, Ses mats touchaient l’azur…
En terminant le poème, je ferme le livre et mes yeux. Émile me fait signe de le rejoindre dans l’abîme du rêve… Mon téléphone vibre. C’est Éric.
Y’a une messe ouverte à tous ce soir à 19 h à l’Église anglicane, à côté de chez moi. Ça te dirait de venir ?
Je regarde l’heure : 18 h. Je lui réponds.
Je soupe et te rejoins chez toi. On ira ensemble.
Cacouna n’est pas très grand, mais il est fait en longueur. La majeure partie du village se marche très bien. En plus, j’habite à moins d’un kilomètre de chez Éric. Il me voit donc apparaitre sur son porche une quarantaine de minutes à peine après qu’il m’est envoyé son texto.
– Mélodie ! On a encore un peu de temps, j’ai quelque chose à te montrer. Entre.
Je le suis vers sa chambre et salue ses parents au passage.
– Tu te rappelles ce dont avait parlé Olivier dans le dernier cours de philosophie ?
Éric et moi étions dans le même cours au Cégep de Rivière-du-Loup la session passée. En terminant son cours avant l’été, Olivier nous avait partagé comment il conçoit les univers parallèles, la loi universelle du temps et de l’espace. Il disait :
– Si un jour nous étions en mesure de pouvoir prédire le mouvement des atomes, nous pourrions contrôler les portes du temps… autrement dit… Tout.
Inutile de préciser qu’il était professeur de science avant.
« Mais le bon sens veut que l’existence doive suivre son cours sans être dérangée ; personne ne devrait être en mesure de pouvoir changer quoi que ce soit. Le temps et l’espace sont en dehors de notre contrôle et ce devrait toujours demeurer ainsi… Mais l’humain en possession d’un tel pouvoir ne peut que défaillir et hésiter… à l’utiliser ? Même si la morale veut que personne ne puisse changer le cours de l’existence.
Je lui réponds.
– Oui.
– Eh bien, regarde cela.
Éric tourne son ordinateur vers moi, de sorte que je puisse voir l’écran.
15 août 2019
Vagues de phénomènes autour du monde
Des gens de partout sur la planète affirment avoir vu des proches défunts, Elvis Presley, des extra-terrestres ou même eux-mêmes. Les personnes interviewées ont assisté à ces apparitions lors de moments hétéroclites. Tous ont décrit ces êtres comme « des figures fantomatiques dans un brouillard »…
– Tu crois que c’est lui ?
Il me regarde d’un air « Tu me poses vraiment la question ? », mais me répond tout de même.
– Tu trouves pas ça étrange qu’il nous ait parlé de ça juste avant que tous ces phénomènes commencent ? C’est comme s’il pesait ces possibilités. Il hésitait quant à l’opinion qu’il doit en avoir ! Non, mais sérieux, je crois bien que c’est lui. Ou au moins, qu’il connait la personne.
Je regarde ma montre.
– On devrait y aller, c’est presque l’heure. On en reparlera après la messe.
Les cloches nous appellent. Nous traversons la rue et le grand terrain menant à l’église.
– Mélo ? T’as vu ça ?
– Vu quoi ?
Éric me pointe le côté ouest de l’édifice où se trouve le balcon.
– Là-bas. Il y avait une femme portant une énorme robe. Viens.
Nous joggons vers l’endroit qu’il a pointé, évitant au passage les visiteurs (habillés normalement !). En tournant le coin, un monsieur me bouscule.
–I beg your pardon Ma’am!
Il me regarde de travers, mais poursuit sa route. Éric m’aide à me relever et m’amène à l’écart.
– Ce ne sont plus des fantômes.
Des gens accoutrés de vêtements d’époque regardent la forêt d’un air émerveillé. Ils sont tous entourés d’un léger brouillard. Un instant, ils se retournent, descendent les marches et partent d’où nous arrivons. Après quelques pas, ils disparaissent. Nous montons l’escalier en haut duquel se trouve maintenant un jeune homme. Soudain, une brume nous enveloppe. Nous ne voyons plus rien ! Puis, aussi rapidement qu’elle est montée, elle se dissipe. Je pousse un petit cri de surprise. Devant nous, au nord, il n’y a plus que de petits arbres… On voit maintenant un grand vaisseau voguant sur le fleuve. Je fais volte-face, plus rien d’étrange, tout est rentré dans l’ordre… Ou plutôt dans le passé ! Oh mon Dieu! Il semble bien que nous venons de traverser le fameux phénomène.
– Suivez-moi, vous ne devriez pas rester ici.
C’est le jeune homme qui vient de parler. Il nous regarde avec intérêt, nous faisant signe de le suivre. Il s’engage derrière l’église et descend la forêt… Hum le champ ! (Je n’arrive toujours pas à le croire.) Nous arrivons à la plage. Une brise porte à mon nez des embruns iodés dont j’emplis mes poumons. Nous nous arrêtons près d’une petite cabane en bois et notre guide s’assoit dans le sable.
– Asseyez-vous.
Je m’installe à sa droite. Éric à la mienne.
– Je m’appelle Émile. Et vous ?
Je retiens un hoquet de surprise. Éric n’a pas eu autant de succès que moi, il lâche un petit cri. J’essaie de masquer ma stupeur et me retourne pour observer plus attentivement notre compagnon. Les cheveux mi-longs, brun foncé… Son visage… Non ! Mais c’est vraiment lui ! Il est exactement comme sur la couverture de mon livre. Émile Nelligan me jette un regard à son tour, interrogateur.
– Et vous ? demande-t-il à nouveau.
– Pardon… Moi c’est Mélodie.
– É-Éric.
Éric non plus n’arrive pas à s’en remettre. Je fais un calcul rapide dans ma tête. Cette photo date de ses 18 ans. Alors nous devons être en…
– Nous sommes en 1898, le 3 août, au cas où vous vous poseriez la question.
Mais il est vraiment brillant ce poète.
– Et vous ? Vous venez du futur, non ?
– Euh oui… De 2019.
Il se tait, les yeux dans le vide, surement à imaginer notre époque. Ça me rend triste, sachant ce qui l’attend. Je porte mon regard à l’horizon. Le soleil termine sa descente, touchant les montagnes.
Émile sort de sa transe, se lève et commence à rassembler du bois. Éric et moi l’imitons.
– Hum, Émile, c’est quoi ces cabines ? Je demande, pointant les cabanes qui longent la baie.
Il me regarde avec un petit sourire.
– Elles n’existent plus de votre temps ? Ce sont des cabines de bain, pour se changer quand on va se baigner.
Oh !
Quelques minutes plus tard, un feu de plage est entamé et nous sommes assis autour en triangle. Nous discutons de l’étrange situation dans laquelle nous avons été plongées. Éric et moi essayons de dévoiler le moins possible le futur à notre nouvel ami, de peur de changer le cours du temps.
Une silhouette se dessine alors dans l’ombre. Quelqu’un approche. J’entends le sable se tasser sous ses pas. Bientôt, la lueur du feu dessine ses traits.
– Bonsoir monsieur Barry.
– Bonsoir Émile.
Je jette un regard à Éric. Ce nom… C’est le nom de famille d’Olivier, notre professeur de philosophie. Ce monsieur Barry lui ressemble aussi un peu… avec ses cheveux bruns mi-longs. À l’époque de Nelligan, c’était une allure d’artiste, en marge de la société. D’ailleurs, ses vêtements usés reflètent ce profil. Ils respirent la bonté et la confiance. Émile semble l’apprécier. Le nouveau venu prend place entre Éric et moi.
– Alors. Racontez-moi tout. Comment ça s’est passé ?
Mais comment se fait-il qu’ils soient si calmes face à tout ça ? Ça leur arrive souvent de faire affaire avec des gens du futur ? Nous lui expliquons en détail notre traversée, sans oublier l’article relatant les phénomènes précédents en omettant le fait qu’on l’ait lu sur un ordinateur… Ç’aurait été trop compliqué.
– Elvis Presley ?
Oh. J’avais oublié qu’il est arrivé un peu plus tard lui.
– Un homme célèbre de notre époque décédé peu avant ma naissance…
– D’accord. N’en dites pas plus. Alors, selon les témoignages, les brèches se seraient ouvertes entre différentes époques et la vôtre jusqu’à devenir puissante conjointe à la nôtre. Elle fut assez forte pour vous faire traverser. Mais que voulait-on faire de notre époque ? Et pourquoi ouvrir autant de portes en divers lieux ?
Il réfléchit un moment.
– En tout cas, en attendant que vous puissiez retourner chez vous, vous êtes les bienvenus chez moi. Je ne vais tout de même pas laisser des voyageurs du temps dehors.
Je le regarde droit dans les yeux, surpris par son hospitalité si franche.
– Merci beaucoup monsieur Barry, dit Éric, reconnaissant.
Je jette un œil à Émile. Il avait sorti un carnet et était en train d’écrire, certainement un nouveau poème. Je suis bien curieuse de savoir lequel. Oh ! Je me demande… Et si nous faisions en sorte qu’il n’aille pas à l’asile ? Est-ce que ça bouleversait tant de choses ? Serais-je toujours né ? Est-ce que les guerres mondiales auraient toujours lieu ? Le monde serait-il encore comme il est maintenant ? Ou mieux ? Ou pire ?
Monsieur Barry me jette un coup d’œil discret.
– Hum. Je crois que nous devrions tous aller nous coucher maintenant. Il se fait tard. Émile, tu devrais peut-être rentrer chez toi avant que tes parents ne se fassent du sang-froid.
– Oui. On se voit demain ?
– Passe chez moi. Tu es toujours le bienvenu !
Nous nous souhaitons la bonne nuit, éteignons soigneusement le feu et suivons notre hôte jusque chez lui. Sa maison solitaire surplombe les berges. Ce doit être grâce à ça qu’il nous a vus faire le feu. Il nous ouvre la porte.
– Bienvenue chez vous en 1898 !
La première chose que je remarque est la quantité de livres couvrant le mur du fond. À droite, une fenêtre donne sur un petit balcon avec vue sur le fleuve. À gauche se trouve le coin cuisine. Nous retirons nos souliers et monsieur Barry nous invite à le suivre dans une autre pièce. Je remarque alors :
– Vous habitez seul ?
Je regrette aussitôt mon indélicatesse. Mais il ne semble pas le prendre mal. Au contraire, il retient un sourire.
– Oui. Je suis le mouton noir de la famille. Mes frères et sœurs sont tous mariés et ont des enfants. Moi, j’ai décidé d’épouser mes livres.
Il s’esclaffe.
– Voilà. La chambre d’ami est pour vous. Dans l’armoire vous trouverez des draps chauds, si besoin, et quelques vêtements propres. Je crois qu’ils pourront vous faire. Il serait peut-être bien de porter ceux-là pour sortir… Je vous laisse. Je vais être dans le salon si vous voulez me voir. Dès qu’il sort, Éric et moi allons voir le linge dans l’armoire, curieux. Nous y trouvons quelques robes. L’une verte émeraude et blanche semble de ma taille. Éric trouve un pantalon noir avec bretelles, une chemise et une veste grise foncée à essayer.
– On essaye dos à dos, d’accord ? je lui propose. Tu ne te retournes pas, je ne me retourne pas.
– Oui, d’accord.
On se dévêt et on essaie les nouveaux vêtements. À mon grand étonnement, la robe est de la bonne taille.
– Tu as fini ? me demande Éric.
– Oui c’est bon.
– Le pantalon est un peu trop grand, me confie-t-il en pivotant, mais avec les bretelles ça tient.
Il me dévisage. Je comprends. Ces vêtements nous changent vraiment l’allure. Il ne m’a pas souvent vue en robe, et moi je ne l’ai pas souvent vu en habit. Ça lui va plutôt bien ! Puis le choc de la situation me remonte à la tête. Je me laisse tomber sur le lit et des larmes me montent aux yeux. Éric s’assoit à mes côtés et pose son bras autour de mes épaules. Nous restons ainsi quelques minutes, essayant de nous faire une idée.
Nous retournons dans le salon retrouver monsieur Barry. En nous voyant accoutrer de vêtements de son époque, il s’approche de nous et nous analyse.
– Hum… Oui je crois que ça peut aller !
*
– Mais qu’est-ce que…
Je regarde autour de moi. Mon cerveau encore endormi prend de longues minutes à analyser où je suis. Les événements d’hier me reviennent soudainement. Je bondis hors du lit, enfile la robe et me précipite dans le salon. Monsieur Barry, Éric et même Émile s’y trouvent déjà.
– Bon matin la belle au bois dormant ! me taquine Éric.
– Bien dormi ? me demande notre hôte en me tendant une pomme.
– Merci. Il est quelle heure ? je demande avant de croquer dans le fruit.
– 10 h, me répond Émile avec un sourire, admirant mon nouvel habit. Je viens tout juste d’arriver.
– Nous parlions de vous faire visiter le Cacouna de 1898, m’informe monsieur Barry. Ça te le dit ?
– Oui, je commente, enthousiaste, c’est une bonne idée !
*
Nous marchons tranquillement les rues principales. Émile récite quelques-uns de ses poèmes avec passion lorsque nous passons devant de ses lieux d’inspiration. C’est ainsi que nous découvrons les différentes villas comme elles sont à son époque !
Bientôt, nous arrivons devant l’Église anglicane. Par un étrange hasard qui n’en est certainement pas un, un monsieur s’avance vers nous en provenance de l’édifice religieux. Il fronce les sourcils en m’apercevant.
– Tom ! What brings you here? l’interpelle monsieur Barry
– I…
Il s’arrête en nous apercevant, Éric et moi. Notre hôte s’en rend compte.
– You were there, weren’t you?
Je le reconnais. C’est l’homme qui m’a bousculée hier. Il nous analyse chacun en détail, semblant se questionner sur comment il devrait réagir. Puis il regarde autour de lui, comme pour voir si quelqu’un nous observe.
– Come with me.
Je regarde monsieur Barry, il m’intime à le suivre. Nous partons à la suite de l’Anglais. Il nous amène à quelques maisons d’où nous étions. Sa villa est l’une de celles ayant été construites par les riches Anglais comme maison d’été, sur la falaise. Une fois la porte refermée derrière nous, il prend enfin la parole, semblant plus calme.
–Sorry, I didn’t even introduce myself. I’m Thomas Brown. And you are?
– Mélodie Cardoue.
– Éric Dorsay.
Il nous serre la main puis, ayant noté notre accent j’imagine, nous dit en français.
– Vous pouvez vous assoir au salon. Je reviens avec du tea.
Il part au fond du couloir face à l’entrée et, suivant son offre, nous allons dans la pièce adjacente dont la porte est ouverte. La place est décorée de tableaux rappelant la royauté, mais aussi des paysages anglais. Les fenêtres ont une vue imprenable sur le fleuve, toujours !
Puis il revient avec un plateau à thé. Les coupes me rappellent les films se passant en Angleterre où les gens lèvent le petit doigt en buvant avec ces petites tasses. Après avoir pris le temps de nous servir, il finit par prendre la parole, sur un ton sérieux.
– J’ai vu une silhouette d’homme portant un Top hat à l’endroit où vous êtes apparus.
De but en blanc ! Juste comme ça ! J’ai vu quelqu’un derrière vous… Je jette un œil à monsieur Barry, il semble le croire et être en grande réflexion. Éric prend la parole.
– Hum… Je ne comprends pas très bien, vous dites avoir vu une ombre dans la brèche qui nous a transportés ici ?
– Vous avez très bien compris.
– Et elle n’a pas traversé ?
– Non. La chose semblait prendre la forme de la brèche, comme vous dites, en soi.
Ça ne me dit rien qui vaille. L’ombre serait-elle celle de la personne ayant ouvert le portail ? Donc, à notre idée, Olivier ? Je jette un œil à monsieur Barry, il semble si calme dans tout ce merdier ! Je vais devoir lui parler quand nous rentrerons… Le reste de l’après-midi passe devant mes yeux comme si de rien n’était. Autrement dit, je ne le vois pas passer. Je me suis bien sûr rendu compte que nous avons changé de sujet, parlant de poésie, au grand plaisir d’Émile, et de Cacouna en été versus en hiver. Puis nous avons souhaité une bonne fin de journée à notre hôte et avons poursuivi notre promenade. Éric a participé à la discussion, donc je n’ai pas trop paru étrange, je crois bien, à être plus à l’écart. Enfin, nous sommes rentrés « chez nous ».
*
– Tu m’as semblé bien perdu dans tes pensées tout l’après-midi Mélodie.
C’est monsieur Barry qui me sort de ma rêverie, Éric étant parti dans notre chambre en arrivant et après que j’aie rejoint le salon.
– Oui. Je voulais vous parler justement.
– Alors, vas-y, dit-il en prenant place à mes côtés.
– Eh bien, je me demandais comment se fait-il que vous preniez toute cette merde aussi calmement?
Il adopte un air posé et semble prendre le temps de choisir ses mots avant de me répondre.
– Je m’attendais à ce que ça arrive.
– Quoi ? Mais comment auriez-vous pu le savoir ?
– Connais-tu Yvan Roy ?
– Oui… C’est le nom du voisin d’Éric… Mais à mon époque. Comment ?
– J’ai failli naître comme le frère d’Yvan. Puis je suis finalement né à cette époque-ci. Depuis, je fais des rêves de son époque. Je sais que ça peut paraître dingue, mais… voilà. Ce n’est pas plus étrange que vous qui arrivez de ce futur en question.
– Effectivement, c’est dingue.
– Je me croyais fou au début, mais avec le temps, j’ai appris à l’accepter. Je tiens un journal assidu de mes souvenirs. Une section de cette bibliothèque ne comporte que mes carnets. En plus, maintenant, vous venez de m’apporter la preuve vivante que je ne suis pas fou, puisque cet Yvan Roy existe.
– Est-ce que je peux jeter un œil à l’un de vos journaux ?
– Bien sûr. Tu viens du futur après tout, ça ne te révélera pas de secrets.
Je jette un œil à la section qu’il me désigne. Je vois des dates gravées sur le dos des manuscrits. J’en choisis un datant du mois passé et l’ouvre à une page au hasard. Mais oui ! C’est effectivement ce qui s’est passé ce jour-là…
– Alors ?
– Eh bien, je vous crois.
– Alors les choses sérieuses vont commencer. Nous devons trouver un moyen pour arrêter tout cela et nous sommes les mieux placés.
– Avec votre connexion sur mon époque, nous pouvons savoir ce qui s’y passe !
– Oui, et y envoyer des messages et savoir s’ils sont reçus.
– Oh !
– Nous savons maintenant que c’est quelqu’un qui a ouvert la brèche, cette personne même que Thomas a vue.
– Oui et je crois avoir une idée de qui ça peut être.
Monsieur Barry me jette un regard insistant.
– Oui… Notre professeur, Olivier, qui… hum… vous ressemble étrangement.
Il fronce les sourcils, mais incline la tête, m’intimant à poursuivre.
– Il nous a parlé d’atomes, d’univers parallèles, de loi universelle du temps et de morale dictant que personne ne puisse changer le cours du temps…
– Mais encore…
Je prends une inspiration avant de dire ce que j’ai omis.
– Que la personne en possession de ce pouvoir ne peut toujours résister à l’envie de l’utiliser.
Il prend une grande inspiration à son tour.
– Bon, c’est ce que je craignais… Ma famille aura mis la main sur mes livres et, ultimement, l’un d’eux s’y sera particulièrement intéressé…
– Mais alors, vous y avez écrit comment ouvrir un portail?
– Mes théories, oui. Mais je ne suis jamais allé jusqu’au bout… Enfin, pas à ma connaissance…
– Je crois que nous sommes pris dans une boucle.
– Oui, quelque chose que je n’ai pas encore écrit provoquera ce qui est en train de nous arriver. Oui, c’est cela. Sûrement écrirai-je le compte rendu de ce qui est en train de se produire…
– Et votre descendant le trouvera…
– Et le réalisera.
– Il y a certainement quelque chose que nous pouvons faire ?
– Comment savoir ce qu’on a déjà fait ?
– Je crois que je commence à avoir mal à la tête…
– Moi aussi Mélodie. C’est un problème plutôt compliqué et intemporel… Ça défie les lois de la physique !
– C’est ça ! On va écrire ce qui nous arrive.
– Je ne suis pas sûr de saisir…
– Je vais tenir un journal de ces jours-ci pour, moi aussi, laisser une trace écrite de cette aventure dans cette époque. Et ensuite pouvoir écrire une lettre à votre descendant.
– Oh, je crois comprendre où tu veux en venir. Mais sache qu’il faut faire extrêmement attention à ne pas bouleverser cette temporalité, au risque que vous ne puissiez plus retourner dans votre époque, dans le même monde.
J’enchaîne, ne voulant pas m’imaginer cette possibilité…
– On va cacher la lettre pour qu’elle ne soit trouvée qu’au bon moment et par la bonne personne. Et l’emplacement sera dévoilé dans mon journal.
– Et le contenu de cette lettre sera…
– Les raisons pour lesquelles il ne faut pas foutre le bordel avec le temps.
– Oui. Autrement dit, le danger de changer le cours de l’existence.
– Mais où cacherons-nous cette lettre ? Peut-être serait-il mieux de la découper aussi et de la cacher en morceaux à divers endroits… Les valeurs sûres pour qu’ils traversent le temps sont les maisons de la rue principale. Yvan Roy a édité un livre appelé Découvrir Cacouna et on y trouve toutes ces demeures qui ont traversé le temps.
– Parfait, conclut Monsieur Barry. Ce soir, je rédigerai cette lettre. Demain, tu pourras aller en cacher les morceaux aux endroits que tu jugeras les plus appropriés.
Olivier Barry, mon cher descendant,
Tu dois savoir que les théories que j’ai écrites concernant le voyage temporel et les portes des univers parallèles… ne sont en fait que des théories que j’élaborais. Jamais je n’aurais cru que quelqu’un arrive à les mettre en œuvre ! Alors je me dois de te lever mon chapeau. Je me demande tout de même… Que souhaitais-tu faire en ouvrant ce portail ? Se pourrait-il que tu te sois toi aussi attaché à Émile ? Et qu’un événement hors de notre contrôle, te semblant anodin à l’échelle mondiale, t’ait poussé à expérimenter les théories ? Je comprends tes raisons… Mais malheureusement, c’est beaucoup trop dangereux ! En plus, il semble que, pendant un moment, tu aies perdu le contrôle! La brèche était instable, selon les dires des journaux qu’ont lus tes étudiants à ton époque… Comme tu leur as dit en classe : personne ne devrait changer le cours de l’existence. Le temps est linéaire et devrait demeurer ainsi.
C’est pourquoi il me semble nécessaire de fermer les portails. Mais avant tout, ramener à leur époque tes deux étudiants qui se sont malencontreusement retrouvés ici.
Je compte sur toi pour entendre raison. Je suis sûr que tu sais ce qui se doit d’être fait.
Joseph Barry
Église anglicane
5 août 1898 à 19 h
*
J’ouvre les yeux ce matin sur un Éric qui me regarde de très près.
– Bon matin !
– Bon matin à toi. Éric, il faut que je te parle.
Je lui résume la conversation que j’ai eue avec monsieur Barry hier soir.
– Alors, il sait comment on peut rentrer?
– Pas exactement… L’idée est de convaincre Olivier de nous laisser rentrer en rouvrant le portail d’ici et de refermer le tout définitivement. Si tout se passe bien, le portail ouvrira une dernière fois à l’église anglicane, ce soir à 19 h.
– Qu’est-ce qui nous dit qu’il va nous écouter ?
– Il a écouté monsieur Barry une fois, en lisant ses journaux. Il y a des chances qu’il l’écoute à nouveau.
– Ça vaut la peine d’essayer.
– Monsieur Barry s’occupe d’écrire la lettre. Il nous faut trouver les lieux où nous pourrons cacher les morceaux… Des lieux qui existent toujours de notre temps.
J’entends qu’on cogne à la porte de la maison. La voix de monsieur Barry résonne.
– Émile ! Entre. Nos invités temporels ne devraient pas tarder à se lever. Je crois les avoir entendus discuter.
Éric et moi sourions et nous décidons à nous lever.
– Émile ! Ça va ?
– Bien sûr ! Monsieur Barry vient de me mettre au courant un peu des choses…
Ce dernier me temps un sac de toile.
– Ce sont les morceaux de la lettre.
– Alors Émile, viendras-tu avec nous faire le tour des lieux qui traverseront les époques ?
– Certainement! Allons-y !
Nous sortons de chez monsieur Barry. Émile nous demande alors en pointant l’église anglicane :
– Dites-moi, l’église est-elle toujours là à votre époque ?
– Mais oui !
Arrivée sur le terrain, je m’approche de l’endroit où nous avons rencontré Émile en arrivant dans ce monde et j’y dissimule le premier bout de lettre.
– Maintenant, pourquoi pas le Château vert ? propose Éric. J’adore ce lieu !
– Hum… Le Pine Cottage ?
– Oui ! C’est ça !
– Alors, allons-y !
Nous marchons jusqu’à l’endroit décidé. En chemin, Émile récite quelques-uns de ses poèmes sur les lieux que nous traversons, à ma demande. Arrivés à destination, nous cherchons un endroit où cacher le morceau sans empiéter sur la propriété. Mais c’est un peu compliqué.
– Hum, c’est peut-être pas la meilleure idée…
– Pourquoi pas le St-Lawrence Hall alors ? propose Émile. Étant un hôtel, ça serait peut-être mieux…
Éric et moi nous regardons.
– Mais… il n’existe plus de votre temps ?
Je décide de lui répondre.
– Hum… Non.
Il prend une inspiration.
– D’accord… C’est juste que… Ne m’en dites pas plus.
Désirant ramener l’attention au présent, je propose :
– Retournons vers le centre du village, il y a certainement d’autres endroits dans ce secteur.
J’espère tellement qu’on ne bouleversera pas notre temporalité… La marche de retour s’effectue en silence, on tente tous de penser à autre chose, sans succès, il semblerait. On arrive finalement au niveau de la rue du Quai.
– Le Dufferin House ! Il ne change pas tant que ça lui… Et de notre temps, c’est un ami qui en est le propriétaire, fait remarquer Éric.
– Pourquoi lui a-t-il survécu et pas le St-Lawrence ? s’attriste Émile.
Je ne pensais pas qu’il y était autant attaché. Ou peut-être réalise-t-il plutôt que si le St-Lawrence disparaît, Cacouna ne sera plus pareil… Je vais déposer le morceau de lettre sous la galerie qui me semble ne jamais avoir changée. En me retournant, j’aperçois le Magasin général Sirois qui vient d’être rénové.
– Tiens ! Pour le dernier papier, on pourrait le cacher là, du côté donnant sur le bureau de poste de notre temps.
Éric approuve. Émile se fait silencieux. Je me mets en marche. Puis on s’assoit sur le perron du magasin.
– Trois morceaux, c’est bien, dis-je
– Ça sonne le départ. Émile dit.
– Oui. J’ai été heureuse de te rencontrer. J’ai toujours aimé ta poésie…
Oups, la gaffe !
– Parce que tu la connaissais avant d’arriver ici ? Je vais être connu à votre époque ?
Il adopte un air d’étonnement total, puis il sourit doucement. Ça lui donne de quoi rêver tout de même. De savoir qu’il est apprécié au-delà du temps. Ah ! J’aimerais tant faire quelque chose pour qu’il n’aille pas à l’asile ! Après quelques minutes de silence, chacun perdu dans ses pensées, Émile se lève.
– Allez, pour vos dernières heures ici, marchons mon trajet préféré.
Nous passons donc l’après-midi à marcher sur les traces d’Émile Nelligan. Nous traversons les champs, les plages, pour aboutir à l’église anglicane où nous attend monsieur Barry. Je lui remets ces pages de mon journal que vous venez de lire.
– Nous saurons bientôt si ça a marché… dit monsieur Barry.
Je l’enserre dans mes bras.
– Merci pour tout.
Il se fige.
– Tu ne devrais pas… C’était la moindre des choses puisque c'est de ma faute si vous vous êtes retrouvés coincé ici.
– Non. Vous, vous êtes le prodige qui a compris le temps ! Lui c’est celui qui a été assez fou pour l’essayer, sans précaution.
– Ne le blâme pas trop vite non plus…
– Vous nous avez accueillis les bras ouverts et…
Les cloches de 19 h sonnent et, une nouvelle fois, une masse floue englobe la partie ouest de l’église. La brèche s’est réouverte.
– Allez ! s’exclame James Barry. Filez avant qu’elle ne se referme. Ce fut un plaisir de vous rencontrer…
Émile nous serre la main.
– Ce fut un plaisir pour moi aussi de vous rencontrer, chers voyageurs du temps.
Éric et moi traversons finalement la brèche. Je lutte pour chasser la peur de me retrouver à un autre temps cette fois. Mais non, quand tout se stabilise, il me semble bien que nous soyons de retour en 2019. J’entends les autos circuler sur la 132. La forêt a repris possession de la côte menant à la plage…
– Alors ça s’est bien passé ? Combien de temps avez-vous passé là-bas ?
On se retourne en sursaut. Olivier Barry se tient à côté de nous.
– Deux jours, je lui réponds.
– Je crois que je vous dois des explications, dit-il.
On s’assoit dans les marches de l’église.
– Après votre départ, James Barry, mon grand-oncle, fera le compte rendu, lui aussi, de votre aventure. Vous faites partie de l’histoire. Il écrira aussi comment il croit que je réussirai à vous faire voyager ainsi dans le temps. Puis, un jour, j’hériterai de ses journaux, comme le dictait son testament. Je recevrai aussi, une histoire écrite par une certaine Mélodie Cardoue, et quelque temps plus tard, une lettre en trois morceaux rédigée par James Barry. Je ne savais quoi en penser jusqu’au jour où j’ai reçu une liste d’élèves comportant ton nom, Mélodie. Et même Éric. Alors là, je me demandais bien ce que je devais faire. La lettre de James me sermonnait… me disant que je ne devrais pas jouer avec le temps. Mais dans ce cas, votre voyage devait se produire… Pour que les choses se passent comme elles devaient se passer ! Vous aviez voyagé, mais en même temps, vous n’aviez pas voyagé. Vous étiez le chat de Schrödinger. Je décidai finalement de m’y mettre. J’appris par cœur le discours que je devrais tenir en cours comme tu l’as écrit. Puis, comme ton histoire me disait, la brèche s’ouvrait une première fois pour que l’article sur les phénomènes sorte le 15 août. Enfin, j’ouvrais la brèche près de l’église St-James le 20 août à 19 h, en connexion avec le 3 août 1898, 20 h. Je portais même un chapeau haut de forme, pour que Thomas Brown me voie. Enfin, j’ai ouvert une dernière fois la brèche, en connexion avec le 5 août 1898 à 19 h, au même endroit. Pour conclure ainsi, la boucle causale.
FIN
La boucle causale
(bootstrap paradox)
Mais qu’est-ce que c’est?
C’est quand un événement ne semble pas avoir d’origine. Un exemple venant de la série Doctor Who illustre bien ce concept : un voyageur temporel se rend à l’époque de Beethoven pour retrouver son idole et lui faire signer ses partitions qu’il a apportées avec lui. Mais il ne le retrouve pas et tout le monde lui dit ne pas connaître ce nom. Il décide alors de publier les partitions en question sous le nom de Beethoven. Mais qui a donc composé cette musique? Personne...
Dans la nouvelle Une question de boucle, c’est la raison de leur voyage dans le temps qui est floue. Le professeur Olivier Barry ouvre la faille parce qu’il a reçu les papiers relatant le voyage dans le temps de ses étudiants et le rapport de son ancêtre… qui ont été écrits parce que l’événement s’était déjà produit. Du point de vue du professeur, il ouvre la faille en suivant les directives de son ancêtre, afin de ne pas changer le cours du temps… puisque l’événement a été rapporté dans le journal de Mélodie, préalablement donné à Joseph Barry qui est l’ancêtre d’Olivier Barry, avant de repartir à leur époque, grâce à ce dernier qui réouvre la faille sous l’ordre de Joseph Barry...
De quoi se donner des maux de tête!
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